Vol N°9 & 10, 26 Juin 2024 :
Lorsque je pousse la manette des gaz pour faire décoller mon avion ce matin-là, je ressens une pression inhabituelle sur mes épaules. Mon instructeur n’a pratiquement pas dit un mot depuis que j'ai mis le moteur en marche, et alors que je me présente en "vent arrière", pour un premier tour de piste, seule une petite mélodie fugace me provient de son micro, alors qu'il observe la campagne d’un air (faussement) détaché, en sifflotant un air de musique classique.
Je ne suis pas dupe. En réalité, Michel est attentif à tous mes faits et gestes, mais il feint l'indifférence. À moi de faire mes preuves maintenant. Si je veux montrer que je suis capable de voler de mes propres ailes, alors je dois prouver que je peux me débrouiller sans son aide. À vrai dire, ce n’est pas tant l’idée de voler seul qui me donne un peu le trac ; c'est plutôt la peur, quelque peu irrationnelle, de faire une erreur, et de ne pas être jugé apte à voler solo aujourd'hui, alors que toutes les conditions sont réunies. Après tout, il fait beau, le vent souffle doucement de mon côté favori : le Sud, et je me sens en grande forme. Que demander de plus ?
J’essaye donc de me focaliser au maximum sur ma tâche. Je soigne mon circuit de piste, et je prépare mon avion à voix haute, en peaufinant au mieux mon approche autour du terrain. Puis, lorsque je me présente enfin en finale, je m’efforce de me remémorer toutes les c*nneries que j’ai pu faire les fois précédentes, pour ne surtout pas les reproduire ! Notamment, éviter de laisser retomber brusquement le nez de l’avion après avoir posé le train principal. Au contraire, je dois veiller à bien garder le manche en arrière pour retarder le plus longtemps possible le contact de la roue avec le sol. Puis, dès qu'elle touche le bitume, je dois penser à ramener le manche en avant, pour soulager la suspension, et éviter qu’elle ne se bloque, comme nous l'avions vu dans l’article précédent !
Mais voilà déjà le sol qui se rapproche inexorablement, et il va falloir arrondir la trajectoire pour poser le train d'atterrissage en douceur. La pression monte, je suis concentré à 200%. Mon arrondi est pas trop mal, même si j’ai déjà fait bien mieux. Les roues touchent tout de même le sol avec suffisamment de douceur, et cette fois, je garde bien le manche en arrière pour maintenir le nez de mon appareil cabré, aussi longtemps que possible. Puis, le voilà qui s’abaisse de lui-même. Un petit soubresaut, le train avant est posé. Je repousse aussitôt le manche vers l'avant, comme Michel me l'a montré.
Pas le temps de s'endormir : remise de gaz ! Dans ma tête, une petite voix me chuchote : rentre un cran de volet, pousse le réchauffage carbu, manette plein gaz, 110 km/h au badin, puis rotation en douceur et surtout : ne pas oublier de mettre du pied à droite une fois que l'avion a quitté le sol !
Mon instructeur me fait faire ainsi 3 autres tours de pistes. Sur l’un d’eux, sans crier gare, il tire subitement la manette des gaz au minimum, en fin de montée initiale, pour juger ma réaction. Par réflexe, je pousse aussitôt le manche en avant pour garder de la vitesse, en visant le grand champ situé juste sous le nez de mon avion. Michel a l’air satisfait, et il m’autorise aussitôt à remettre plein gaz avant de reprendre la montée : “J’ai vu ce que je voulais voir !”, me dit-il.
Mes atterrissages ne sont pas "parfaits", j’ai déjà fait plus doux que ça, mais ils ont au moins le mérite d'être correctement exécutés, en toute sécurité, sans que mon instructeur n'ait besoin de me dire quoi que ce soit. Cela dit, les deux derniers sont les plus éprouvants pour moi. Comme lors d’un examen, je ressens une pression grandissante, ne sachant pas trop ce qu’en pense mon instructeur, tandis qu'il s'évertue à rester muet comme une tombe. Je commence à me dire que ce ne sera finalement pas mon jour, mais je m’efforce au mieux de canaliser ce “stress”, en faisant bon usage de cette tension pour renforcer ma concentration. Ce qui semble avoir porté ses fruits : j’entends enfin la voix de Michel qui me demande d’annoncer à la radio un atterrissage “complet”, plutôt que de continuer avec des “touch and go” (remise de gaz). Et alors que je pose une énième fois les roues de mon fidèle DR400 sur le plancher des vaches, mon instructeur me demande de le ramener au parking.
"La météo est bonne, il n'y a personne dans le circuit, t'es mûr pour voler solo ! Tu vas laisser le moteur tourner au ralenti le temps que je descende. Prends bien le temps de préparer ton avion, fais tes check-lists comme d'habitude, et tu me refais exactement ce qu'on vient de faire, d'accord ?"
Je réponds par l'affirmative en adressant un sourire reconnaissant à mon instructeur tandis qu'il détache sa ceinture, et descend de l'avion. Alors que je referme la verrière, il m'adresse un grand sourire doublé d'un pouce vers le haut. Je suis désormais tout seul, dans cet habitacle qui subitement, me parait bien grand.
Vol N°
Temps de Vol
Double
Total
Heures de Vol
Atterrissages
Je ne réalise pas immédiatement ce qui est en train de se passer. La petite dose de stress, que je ressentais lors des derniers tours de piste, semble s'être soudain envolée. C'est un sentiment étrange. À la fois, je ressens comme une pointe d'excitation à l'idée de voler seul, et en même temps, je suis bien conscient du poids de la responsabilité qui pèse désormais sur mes épaules.
Mon avion est déjà prêt, puisque je n'ai pas coupé le moteur. Mais je prends le temps de vérifier que tous mes instruments sont réglés, que l'essence est ouverte sur le bon réservoir, je passe en revue tous les contacts, et je jette un œil aux disjoncteurs et fusibles, juste au cas où. Je me refais même la check-list, simplement pour canaliser mes émotions et retrouver un terrain familier, en répétant des gestes désormais bien connus. Puis, après un bref appel radio, je me lance ! Par habitude, je refais un essai des freins sur le parking, et répète à voix haute les litanies mystiques, apprises par mon instructeur, pour vérifier le bon fonctionnement des instruments gyroscopiques : "Virage à droite, les caps augmentent une fois, deux fois, et l'horizon est stable". Seul l'écho de ma propre voix, ponctuée du grésillement de l'interphone me répondent. Je suis seul avec mes pensées.
Par habitude, aussi, je refais les essais moteurs. Les cent soixante canassons sous le capot de mon fidèle DR400 répondent tous à l'appel. Aucune fourbure en vue. Vient alors le moment de préparer l'avion pour le décollage. Je ressens comme une légère fébrilité, quelque peu débordé par un enthousiasme grandissant à l'idée de concrétiser ce cap important de ma formation. Je me trouve un peu brouillon dans ma préparation, moins "carré" que d'habitude. J'ai l'impression d'avoir "zappé" une étape. Du coup, par sécurité, je prends le temps de reprendre ma check-list depuis le début, lentement, mais sûrement : verrière fermée, ceinture attachée, volet 1er cran, compensateur réglé, essence ouverte sur "principal", commandes libres, magnétos sur "both", etc. Enfin, je prends le temps de me répéter les phrases du "briefing avant décollage", elles peuvent me sauver si jamais un pépin venait à contrarier mes plans. Me voilà enfin prêt, et je dois bien admettre que ça fait bizarre de ne plus avoir quelqu'un à côté de moi pour me le confirmer.
Un coup d'œil à droite, puis à gauche : tout est dégagé, la piste est à moi. Seule ma voix vient à nouveau perturber le silence qui règne sur la fréquence radio de l'aérodrome. Toujours personne en vue. Je crois que ça y est, je commence enfin à réaliser ce qu'il se passe. Tandis que le tarmac défile doucement sous mes ailes en direction de l'extrémité de la piste, une pensée, fugace, traverse mon esprit. "C'est dingue... Tu vas voler solo !" Mais déjà, me voilà en bout de piste. Plus le temps de tergiverser, il faut que je m'agite ! "La verrière : fermée et verrouillée. Vérifie le cap : 32 au compas, 32 sur le directionnel, c'est bon. Panneau d'alarme : check. Les instruments : 2600 ft sur les 2 altimètres, c'est OK. Transpondeur réglé sur "Alt". Je remue mes commandes dans tous les sens pour vérifier qu'elles sont libres. Un coup d'œil à la montre, puis une pression sur le commutateur de la radio : "Millau, F-ND, décollage 32 !". Une réalisation soudaine : je vais décoller seul, et devoir reposer cet avion tout seul, mais je suis étonnamment très calme. Je débloque les freins, et pousse à fond la manette des gaz contre le tableau de bord. Le moteur me répond par un "rugissement". Pas de joker cette fois, c'est vraiment à moi de jouer !
Je suis étonné par l'accélération de l'avion. Michel m'avait prévenu qu'avec son poids en moins, les performances seraient meilleures. Mon destrier galope sur la piste, et j'ai tout juste le temps de faire mes vérifications, que l'aiguille du badin frôle déjà les 110 km/h. C'est le moment de la rotation. Je tire sur le manche, doucement, l'avion quitte aussitôt le sol. J'effectue un palier très court au ras du bitume, le temps d'accélérer jusqu'à 130 km/h, puis je débute la montée. Aussitôt, un sourire traverse mon visage. Plus léger, le DR 400 monte telle une fusée, ou du moins c'est l'impression que je ressens alors qu'il grimpe vers le ciel. J'aperçois l'ombre de mon avion qui rétrécit en galopant à toute vitesse sur l'herbe grasse, en contrebas. Je ne peux alors m'empêcher de penser en contemplant la place vide à ma droite : "C'est dingue... C'est dingue... Je vole tout seul dans mon avion !"
Une légère déviation sur la gauche pour ne pas survoler le village de l'Hospitalet du Larzac, en contrebas. La colline est franchie, je coupe les phares, la pompe à essence, je rentre les volets. Un coup d'œil au badin, je peux continuer à monter à 160 km/h désormais. Léger virage à droite pour rejoindre la branche du circuit de piste en vent traversier. Une banane d'enfer éclaire mon visage alors que je prends quelques secondes pour admirer le paysage, et réaliser ma chance. Toujours la même pensée tenace : "Je vole seul dans mon avion, c'est dingue !" Mais je n'ai pas le temps de profiter. Plus léger, mon DR400 grimpe vers le ciel avec détermination, et me voilà déjà à 3 800 ft, l'altitude du tour de piste. Je réduis les gaz tout en poussant le manche en avant pour stopper la montée, puis je compense mon avion. Un coup d'œil au terrain, puis nouveau virage à droite, vers la vent arrière 14. Je m'annonce à la radio, toujours personne sur les ondes. Là encore, pas le temps de profiter du décor, je dois préparer mon avion. Les phares : allumés, la pompe à essence : en marche, réchauffe carbu : tirée, coup d'œil au badin : aiguille dans l'arc blanc, je sors un cran de volet.
Une réalisation, encore : quel silence. Je suis seul dans ce petit bout d'atmosphère. Mon avion est prêt, je remonte la vent arrière, avec une vue parfaitement dégagée à droite, en direction de la piste, et il n'y a personne pour me dire quoi faire, me conseiller, me guider. Du coup, j'imagine la voix de mon instructeur : "Ne converge pas vers la piste, conserve un cap au 140, puis quand ton point d'aboutissement est derrière ton épaule, à 45°, tu peux virer en base". J'applique ses conseils, vire à droite, m'annonce à la radio, avant d'entamer la descente. Je réduis les gaz pour afficher 1 800 tours /minute, pousse un peu le manche en avant. Le variomètre en négatif, à 400 ft/min, le badin sur 150 km/h, tout va bien. Alors que j'approche de la finale, je prends une seconde pour admirer les murailles séculaires du village de La Cavalerie.
Léger virage à droite, en douceur, pour m'aligner face à la piste. Même pas le temps d'avoir peur, ou de ressentir la moindre appréhension, j'ai beaucoup trop de choses à penser. Une dernière annonce à la radio, toujours silencieuse : "F-ND, finale 14 pour un complet". La piste est dégagée. Je sors mon deuxième cran de volet et compense un peu mon avion pour soulager l'effort sur le manche. Tour à tour, je regarde mon point d'aboutissement sur la piste, mon alignement, puis ma vitesse sur le badin, et à l'occasion mon variomètre. 140 km/h, trop vite, je réduis franchement les gaz. À mesure que j'approche de la courte finale, ma vitesse chute, elle descend vers les 120 km/h. Je remets progressivement des gaz, pour anticiper le gradient de vent à l'approche du sol. Pas de vent de travers, pas de rafale aujourd'hui, c'est dans la poche. Voilà que je survole le seuil de piste. Je coupe les gaz et débute mon arrondi. Jamais je n'ai été aussi serein. Je tire sur le manche pour retenir mon avion, pour garder son nez en l'air. Il veut se poser, mais je l'en empêche. Je le retiens, encore, encore, avec douceur, malgré son insistance. Le temps semble comme suspendu, figé dans l'attente de ce contact inexorable avec le sol. Puis, voilà enfin mes roues qui touchent le bitume avec une souplesse que je ne pensais même pas réalisable. C'est fou ce qu'on peut arriver à faire, quand toute notre attention est focalisée sur une tâche !
Je ne peux pas m'empêcher de sourire. J'ai posé mon avion, seul, pour la toute première fois. C'est difficile à décrire avec des mots. Sorte de pot-pourri qui mêle plusieurs émotions : une forme de soulagement, un brin de fierté aussi, d'avoir réussi à passer ce cap, et surtout beaucoup d'enthousiasme à l'idée de recommencer. Je n'ai qu'une envie : poursuivre cette formation extraordinaire de pilote, et retourner taquiner les nuages.
De retour sur le parking, je prends le temps de couper mon moteur et les contacts de l'avion correctement, avant de déverrouiller la verrière et de savourer la fraicheur du grand air. J'étais trop concentré pour m'apercevoir que ce cockpit s'était changé en une véritable fournaise ! Aussitôt, mon instructeur vient me féliciter et immortaliser cet instant avec une photo. Cette dernière ne ment pas : j'ai l'air certes plutôt content, mais surtout fatigué ! On ne s'en rend pas vraiment compte sur l'instant, avec l'adrénaline et l'excitation, mais ce premier vol, aussi court soit-il, reste éprouvant. C'est pourquoi votre instructeur vous demandera bien souvent de n'effectuer qu'un seul, ou deux, tours de piste, lors de votre lâcher solo. Quoi qu'il en soit, cela restera un moment mémorable de votre formation. Une première brique fondatrice qui vous permettra de prendre de l'assurance, de commencer à déployer vos propres ailes, pour ensuite commencer le gros de votre formation de pilote : la navigation en campagne. Et croyez moi, c'est une toute autre paire de manches !